13

 

Aucun des deux ne s’était rendu compte que la porte avait pivoté sans bruit sur ses gonds. Mr Paravicini toussota.

— Vous me voyez confus, murmura-t-il. J’espère, jeunes gens, que vos propos dépassent, et de loin, vos pensées. Il en va souvent ainsi au cours des querelles d’amoureux.

— Des querelles d’amoureux ! ricana Giles. Elle est bien bonne, celle-là !

— Mais oui, mais oui, insista Mr Paravicini. Je sais ce que c’est. Je suis passé par là moi aussi, du temps de ma jeunesse folle. Mais ce que j’étais venu vous signaler, c’est que notre bien-aimé inspecteur insiste lourdement pour que nous nous réunissions tous dans le salon. Il paraît qu’il a une idée.

Mr Paravicini s’autorisa un gloussement de dérision :

— Que la police ait un indice… alors là, oui, passe encore ! Cela semble lui arriver plus souvent qu’à son tour. Mais une idée ? J’avoue mon scepticisme. C’est un garçon zélé et qui ne ménage pas sa peine, notre sergent Trotter, mais, du point de vue strictement cérébral, je crains qu’il n’ait rien d’une lumière.

— Vas-y, Giles, dit Molly. J’ai ma cuisine à surveiller. Le sergent Trotter peut se passer de moi.

— À propos de cuisine, enchaîna Mr Paravicini en se faufilant d’un pas dansant jusqu’à Molly, avez-vous déjà essayé les foies de volailles servis sur des canapés copieusement tartinés de foie gras et agrémentés d’une fine lamelle de bacon préalablement frottée de moutarde de Dijon ?

— Du foie gras, on n’en voit pas souvent par les temps qui courent, fit remarquer Giles. Venez, Paravicini.

— Ne préférez-vous pas que je reste vous aider, très chère petite madame ?

— Faites-moi le plaisir de me suivre au salon, insista Giles.

Mr Paravicini eut un petit rire :

— Votre mari a peur pour vous. Rien là que de très naturel. L’idée de vous laisser seule avec un individu de mon acabit ne l’enchante guère. Ce sont mes tendances sadiques qu’il redoute… pas mes penchants déshonnêtes. Je m’incline devant la force brutale.

Il plongea dans une profonde courbette et fit mine de se baiser les doigts.

— Oh ! Mr Paravicini, balbutia Molly, ne sachant plus où se mettre, je suis pourtant bien sûre que…

Mr Paravicini secoua la tête.

— Vous êtes un sage, jeune homme, dit-il à Giles. Ne tentons pas le sort. Puis-je vous prouver – à vous ou encore à l’inspecteur, pendant que j’y suis – que je ne suis pas un maniaque homicide ? Non, bien évidemment. Les preuves négatives sont les plus difficiles à fournir.

Il se mit à fredonner gaiement.

Molly tressaillit :

— Je vous en supplie, Mr Paravicini… pas cette horreur-là.

— Trois souris aux yeux crevés… ah ! c’est donc ça ? Je n’arrive pas à me sortir cette rengaine de la tête. Maintenant que j’y pense, ce n’est pas du tout une gentille petite comptine à l’eau de rose. Elle est macabre comme ça n’est pas permis. Mais les enfants adorent tout ce qui est macabre. Vous n’avez pas remarqué ? Elle est typiquement britannique, cette comptine… elle combine à ravir le côté bucolique et le côté cruel de la campagne anglaise :

 

Quand aiguisant son couteau la mégère

Une à une leur a coupé la queue…

 

Il est évident que les enfants doivent adorer ça… Je pourrais d’ailleurs vous en dire long, sur ces chères petites têtes blondes…

— Je vous en prie, taisez-vous, murmura faiblement Molly. Je vous trouve cruel, vous aussi.

Sa voix escalada les octaves de façon hystérique :

— Vous n’arrêtez pas de rire et de vous moquer… vous êtes comme le chat qui joue avec la souris… qui joue avec…

Elle fut saisie d’un rire irrépressible.

— Calme-toi, Molly, dit fermement Giles. Viens, nous allons tous ensemble au salon. Trotter va finir par s’impatienter. Ne t’inquiète pas pour tes petits plats. Le meurtre est plus important que la nourriture !

— Je crains bien d’être en désaccord avec vous sur ce point, précisa Mr Paravicini tout en les suivant d’un petit pas guilleret. « Le condamné à mort a eu droit à un solide petit déjeuner », tel est du moins ce qu’on a coutume de lire dans les comptes rendus d’exécution.

Christopher Wren se joignit à eux dans le hall, ce qui lui valut un froncement de sourcils de la part de Giles. Il jeta un coup d’œil furtif en direction de Molly, mais cette dernière, le front haut, marchait en regardant droit devant elle. La petite procession gagna le salon, avec un Paravicini virevoltant à l’arrière-garde.

Le sergent Trotter et le major Metcalf les y attendaient debout. Le major semblait maussade. Le sergent Trotter, quant à lui, offrait l’image même de l’énergie, voire de l’exaltation.

— Parfait, leur dit-il en guise d’accueil. Je voulais vous voir tous réunis. Je compte me livrer à une expérience… et j’ai pour ça besoin de votre coopération.

— Ce sera long ? s’enquit Molly. J’ai mon repas sur le feu. Il va bien falloir, après tout, que nous mangions quelque chose.

— Effectivement, Mrs Davis, et je vous sais gré d’y penser, répondit Trotter. Mais, si vous me le permettez, il est des choses plus importantes que les repas. Mrs Boyle, pour ne prendre que ce seul exemple, ne se mettra plus jamais à table.

— Vraiment, sergent ! s’émut le major Metcalf. Vous avez une façon de présenter les choses ! Comment peut-on manquer de tact à ce point ?

— Je suis au regret, major, mais je tiens à ce que tout le monde assiste à cette réunion jusqu’au bout.

— Au fait, vos skis, vous les avez retrouvés, sergent ? demanda Molly.

Le jeune homme s’empourpra :

— Non, Mrs Davis. Mais je crois avoir une idée assez précise quant à la personne qui me les a subtilisés. Et également de la raison qui a poussé ladite personne à le faire. Je n’en dirai toutefois pas davantage pour le moment.

— Vous avez bien raison ! le félicita Mr Paravicini. Surtout n’en faites rien ! J’ai toujours été d’avis qu’il fallait garder les explications pour la fin… pour ce divin dernier chapitre, toujours si palpitant !

— Nous ne sommes pas en train de jouer à un jeu quelconque, monsieur.

— Ah non ? Alors, là, permettez-moi de vous dire que vous êtes dans l’erreur. Je suis persuadé que c’en est bel et bien un… à tout le moins pour quelqu’un.

— L’assassin, lui, s’amuse beaucoup, murmura Molly dans son coin.

Les autres la regardèrent, stupéfaits. Elle rougit.

— Je ne faisais que citer une confidence que m’a faite le sergent Trotter, s’excusa-t-elle.

Lequel sergent Trotter n’en parut pas autrement satisfait.

— C’est bien gentil, Mr Paravicini, de plaisanter sur les derniers chapitres et de faire comme si nous étions dans un roman policier, gronda-t-il. Mais nous sommes ici dans la réalité. Il arrive des choses qui…

— Tant que ce n’est pas à moi qu’elles arrivent ! ricana Christopher Wren en se passant délicatement l’index autour du cou.

— Maintenant, ça suffit ! s’indigna le major Metcalf. Tenez-vous tranquille, jeune homme. Le sergent va nous dire ce qu’il attend de nous.

Le sergent Trotter s’éclaircit la voix. Il prit son ton le plus officiel :

— J’ai recueilli, il y a peu, vos dépositions à tous. Ces dépositions précisaient la localisation de chacun d’entre vous au moment du meurtre de Mrs Boyle. Mr Wren et Mr Davis se trouvaient, seuls, dans leurs chambres respectives. Mrs Davis était dans la cuisine. Le major Metcalf, à la cave. Mr Paravicini, dans cette pièce même…

Il s’interrompit, puis reprit :

— Ces dépositions que vous avez faites, je n’ai aucun moyen de les contrôler. Elles peuvent être exactes comme il peut s’agir de faux témoignages. Pour être plus clair : quatre de ces dépositions sont honnêtes… contre une, qui est un faux témoignage. Laquelle ?

Il les regarda tous dans le blanc des yeux. Personne ne broncha.

— Quatre d’entre vous disent la vérité… le cinquième m’a menti. J’ai imaginé un plan susceptible de m’aider à démasquer le menteur. Et quand j’aurai découvert qui d’entre vous m’a menti… alors je saurai du même coup qui est l’assassin.

— Pas nécessairement, le coupa brutalement Giles. Quelqu’un peut très bien vous avoir raconté des craques pour… pour une raison qui n’a rien à voir.

— Cela m’étonnerait, Mr Davis.

— Mais qu’est-ce que vous mijotez au juste, mon vieux ? Vous venez d’avouer vous-même que vous n’aviez aucun moyen de contrôler nos dépositions ?

— Non, en effet, mais imaginons que vous ayez tous à répéter vos faits et gestes tels que vous me les avez exposés.

— Pfuitt ! se gaussa le major Metcalf, dédaigneux. La reconstitution du crime ! C’est bien exotique, ça.

— Une reconstitution, oui… mais pas du crime, major Metcalf. Celle des faits et gestes de personnes jusque-là présumées innocentes.

— Et qu’est-ce que vous espérez en apprendre ?

— Vous me pardonnerez de le garder pour moi jusqu’à plus ample informé.

— Ce que vous voulez, en quelque sorte, interrogea Molly, c’est que… nous procédions à une répétition ?

— En quelque sorte, oui, Mrs Davis.

Il y eut un silence. Un long silence où chacun éprouva une sorte de malaise.

« C’est un piège, se dit Molly. C’est un piège… mais je ne vois pas comment… »

Au lieu d’un coupable et de quatre innocents, on eût soudain juré qu’il y avait cinq coupables dans la pièce. Tout un chacun lorgnait en coin le jeune homme souriant et sûr de lui qui attendait d’eux cette reconstitution apparemment anodine.

— Mais je ne vois pas…, éclata soudain Christopher Wren dans un piaillement suraigu, je ne vois vraiment pas ce que… ce que vous pouvez bien espérer découvrir en… en vous contentant de faire répéter aux gens ce qu’ils ont fait un moment plus tôt. Ça me paraît le comble de l’absurdité !

— Le comble, vraiment, Mr Wren ?

— Il va sans dire, intervint calmement Giles, que nous sommes à votre disposition, sergent. Et prêts à coopérer selon vos souhaits. Est-ce qu’il nous faudra tous répéter exactement le moindre de nos gestes ?

— Le moindre de vos gestes, oui.

La légère ambiguïté de la phrase fit tiquer le major Metcalf. Le sergent Trotter n’en poursuivit pas moins :

— Mr Paravicini nous a déclaré qu’il était au piano et qu’il jouait un air bien précis. Voudriez-vous, Mr Paravicini, avoir l’obligeance de nous montrer exactement ce que vous avez fait ?

— Mais bien entendu, mon cher sergent.

Mr Paravicini se dirigea d’un pas aérien vers le piano à queue et s’assit sur le tabouret.

— Le maestro présentement au clavier va exécuter pour vous le leitmotiv annonciateur d’un meurtre ! annonça-t-il avec emphase.

Et, avec un air d’absolu ravissement et un maniérisme de concertiste virtuose, il se mit à égrener d’un doigt les notes des Trois Souris.

Il s’amuse beaucoup, se dit Molly. Il s’amuse vraiment beaucoup.

Dans la vaste pièce, l’air joué en sourdine avait des résonances irréelles bien propres à donner le frisson.

— Merci, Mr Paravicini, dit le sergent Trotter. Je présume que c’est bien ainsi que vous avez joué cette musique lors de… la précédente occasion ?

— Oui, sergent, très exactement. J’ai répété le thème trois fois.

Le sergent Trotter se tourna vers Molly :

— Vous jouez du piano, Mrs Davis ?

— Oui, sergent.

— Pourriez-vous nous égrener cet air, comme Mr Paravicini vient de le faire, et en le jouant rigoureusement de la même manière ?

— Sans trop de problèmes, oui, bien sûr.

— En ce cas, voulez-vous aller vous asseoir sur le tabouret et vous tenir prête pour quand je vous en donnerai le signal ?

Molly parut visiblement déconcertée. Elle se dirigea quand même lentement vers le piano.

Mr Paravicini lui abandonna sa place à grands cris :

— Mais enfin, sergent, j’avais cru comprendre que nous devions tous reprendre nos rôles précédents ! C’est moi qui étais ici au piano.

— Les mêmes gestes seront exécutés comme lors de la fois précédente… mais ils ne le seront pas nécessairement par les mêmes personnes.

— Je ne vois pas à quoi ça rime, commenta Giles.

— La rime, comme vous dites, Mr Davis, existe bel et bien. C’est un excellent moyen de contrôle de vos dépositions premières – et, si je puis me permettre, de l’une d’entre elles en particulier. Allons, accordez-moi une minute d’attention. Je vais vous indiquer à chacun vos places. Mrs Davis reste ici… au piano. Mr Wren, voulez-vous avoir la gentillesse de vous rendre à la cuisine ? Vous y surveillerez les fourneaux de Mrs Davis. Mr Paravicini, soyez aimable de monter dans la chambre de Mr Wren. Vous pourrez y exercer vos talents musicaux en sifflotant Les Trois Souris ainsi qu’il l’avait fait. Major Metcalf, vous vous rendrez dans la chambre de Mr Davis et vous y examinerez l’état du fil téléphonique. Quant à vous, Mr Davis, voulez-vous, je vous prie, jeter un coup d’œil dans le cagibi du hall et descendre ensuite à la cave ?

Il y eut un moment de silence hébété. Puis quatre personnes se dirigèrent lentement vers la porte. Trotter leur emboîta le pas en regardant par-dessus son épaule :

— Quand vous aurez compté jusqu’à cinquante, Mrs Davis, vous vous mettrez à jouer.

Tous sortirent en rang d’oignons. Juste avant que la porte ne se referme sur eux, Molly entendit pérorer Mr Paravicini :

— Je n’aurais jamais cru la police à ce point férue de jeux de société !